Les Destinées d'Alfred de Vigny

Publié le par Gaspard Elliott


"Qu'est-ce qu'une grande vie ? Une pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mûr."

"C'était écrit": la fatalité de l'épigraphe, choisie comme un augure,  résonne comme des adieux de la part du plus solennel de nos poètes, 
romantique dès 1815, auteur d'Eloa, de Moïse, dont il tint à bout de bras les belles promesses, malgré les échecs, qu'il supporta, comme les triomphes, avec une égale patience, une stoïque fermeté, et dont l'idéal, obstiné de grandeur plus que de beauté, et inaccessible aux masses, l'écarta des sympathies faciles et commodes. Ayant péché par excès d'orgueil, nombreux furent ceux qui se crurent dispensés de l'admirer.

Au milieu du siècle, retranché dans la sainte solitude du Maine-Giraud, sa Trappe privée, sa thébaïde au parfum de souffrance - sa nourriture spirituelle,  il retrouve ses humeurs noires et douces, tant caressées, dont il recueille  l'inspiration de son oeuvre posthume, ces Destinées qui sonnent comme le glas de tout le romantisme, en lui faisant quitter la terre, par un retour symbolique aux sources du mouvement - le génie du christianisme.

Chez Vigny, le goût de la tristesse ne conduit pas à se morfondre. La souffrance morale est convertible, elle
favorise l'intelligence car c'est un biais qui élève l'âme et la porte aux nues. L'impression personnelle et profonde, la vision lucide et pessimiste guident le travail poétique, ce qui évite à sa manière de sentir l'épanchement facile - écueil des romantiques, ou le métier - écueil des parnassiens.

Le vers de Vigny, vertébré et gracile, comme la gorge d'un cygne, est docile de forme, transparent d'intention, et clair d'idée. Vigny est un poète parvenu à fondre l'expression et la pensée, qui n'est rien moins que le but du style, non pas par le travail répété de la plume comme chez Gautier ou Hugo, mais par l'affûtage de son esprit, qu'il purifie dans un bain de sensations, de mysticisme et de philosophie.

"La Maison du Berger", "La Mort du Loup", "Le Mont des Oliviers", "La Colère de Samson" forment cette constellation du Cygne qui, en fait de poésie, restera à jamais suspendue dans le ciel, en compagnie d'Eloa, de Moïse, du Déluge, et d'autres encore, car chez Vigny les pièces immuables de génie et de grandeur ne manquent pas, tant en prose qu'en vers. Chacune d'elles, résistantes comme le marbre, mérite son piédestal: l'ignorance seule qui ruine tout peut les en déloger.

Lui trouver un confrère est une tâche délicate : seul, le Hugo des sommets, celui de la Légende des Siècles, du Booz endormi, des Lions, du Christ au tombeau, supporte la comparaison. Mais le rapprochement joue en sa défaveur: l'astuce poétique y est trop visible, le mystère de ses vers est souvent éventé, et la philosophie, qui chez Vigny enveloppe tout comme une aura naturelle, ne fait que miroiter pompeusement sous la surface. Hors de nos frontières, il est le correspondant du Byron sublime des contes orientaux, et du Heine des perspectives d'abîmes et des questionnements immenses.

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,
Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse
(La Mort du Loup)

La toute puissance de vers tels que ceux-là lui valut l'admiration, et parfois la jalousie, de ses contemporains.
Mais pour Sainte-Beuve, "il est de cette élite de poètes qui ont dit des choses dignes de Minerve".

Proust, qui le tenait pour le plus grand poète du XIXème
avec Baudelaire, empruntera à la Colère de Samson l'épigraphe de Sodome et Gomorrhe:

Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome,
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.

Son oeuvre poétique complète tient en un court volume : la présentation chronologique reproduit, sous nos yeux, ce qui arriva en fait, c'est-à-dire la transfiguration du génie en matière d'art poétique.

Les Destinées

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